Mon rêve de startup marocaine est mort dans le jardin clos de Facebook. Il est temps d’ouvrir les portes.

En 2015, j’avais 20 ans. J’étais étudiant en ingénierie informatique au Maroc, plein de rêves et d’ambition. Comme beaucoup de jeunes de ma génération, je voyais en l’internet une promesse de création, un espace où tout était possible. C’est dans cet esprit que j’ai lancé Kanbghik.ma, un projet qui me tenait à cœur : créer le premier “Tinder marocain”, une plateforme de rencontres pensée pour les Marocains, par un Marocain.

J’ai passé des nuits blanches à coder, à peaufiner le design, à imaginer les fonctionnalités. Une fois le site en ligne, j’ai utilisé le canal de communication le plus puissant à notre disposition : Facebook. Le succès a été immédiat, ou du moins, c’est ce que j’ai cru. Ma page a explosé. Des milliers de likes, de partages, de commentaires enthousiastes. L’engouement était palpable. Mais une réalité brutale et incompréhensible a rapidement anéanti mes espoirs. Malgré cette effervescence sur les réseaux sociaux, le trafic vers mon site web, Kanbghik.ma, était quasiment nul.

Comment était-ce possible? Les gens adoraient l’idée, mais personne ne cliquait sur le lien. Personne ne quittait Facebook pour visiter le site. Lentement, j’ai vu mon projet mourir, faute d’utilisateurs. Pendant des années, j’ai porté cet échec comme un fardeau personnel. Je me suis demandé si mon produit n’était pas assez bon, si mon marketing était défaillant. J’ai fini par quitter le Maroc pour poursuivre ma carrière en France, avec ce sentiment d’inachevé, cette impression d’avoir les mains liées, d’être maktouf al yadayn.

Aujourd’hui, avec dix ans de recul et une carrière d’ingénieur logiciel, je comprends enfin que le problème n’était pas seulement moi, ou mon projet. J’étais la victime, comme tant d’autres, d’une distorsion structurelle du marché numérique marocain : le “jardin clos” érigé par les offres de “zero-rating”.

La concurrence déloyale de la “gratuité”

Le “zero-rating” est la pratique des opérateurs télécoms (Maroc Telecom, Orange, Inwi) qui consiste à ne pas décompter la consommation de données de certaines applications de votre forfait. C’est le principe derrière les fameux “Pass *6”, qui offrent un accès “illimité” à Facebook, WhatsApp, Instagram, etc., pour un coût dérisoire.

Sur le papier, cela semble être une bonne affaire pour le consommateur. En réalité, c’est un poison pour l’innovation locale.

En 2015, je ne me battais pas contre Tinder sur un pied d’égalité. Je me battais contre la “gratuité”. Mes utilisateurs potentiels devaient faire un choix économique simple : rester dans l’écosystème “gratuit” de Facebook, ou consommer leur précieux et coûteux forfait data pour visiter mon site. Le choix était vite fait. Mon projet n’a jamais eu sa chance, non pas parce que l’idée était mauvaise, mais parce qu’il existait en dehors du jardin clos où les opérateurs avaient enfermé l’attention des utilisateurs.

L’impact chiffré : un frein pour l’ambition “Maroc Digital 2030”

Mon histoire n’est pas un cas isolé. C’est une réalité économique quantifiable qui freine tout un pays. Alors que le Maroc aspire à devenir un hub numérique d’ici 2030, les chiffres montrent que nous sommes freinés par ce manque de neutralité du net.

IndicateurMaroc (Situation Actuelle)Potentiel avec un Internet Ouvert (Inspiré des modèles UE/Inde)
Financement des startups (2024)95 M$+20-30% (Attractivité accrue pour les investisseurs)
Taux de survie des entreprises (>5 ans)53%~60-70% (Moins de barrières à la croissance)
Contribution du numérique au PIB~6-7%+0.5-1% (Soit ~700 M$ annuels, basé sur l’effet de levier de l’accès étendu )

Ces chiffres sont clairs : en favorisant une poignée de géants mondiaux, nous sacrifions notre propre croissance, la survie de nos PME et des milliards de dirhams de valeur ajoutée à notre économie.

Le paradoxe de la régulation : la neutralité à deux vitesses

L’Agence Nationale de Réglementation des Télécommunications (ANRT) a montré sa capacité à agir avec force pour garantir la concurrence sur le plan des infrastructures. Elle a infligé des amendes records pour abus de position dominante et a récemment imposé le partage des infrastructures de fibre optique, en invoquant les principes de “neutralité, de transparence et de non-discrimination”.

C’est une excellente nouvelle. Mais il y a une contradiction flagrante : pourquoi ces principes s’arrêtent-ils aux câbles physiques? Pourquoi ne s’appliquent-ils pas aux données qui y transitent? En autorisant le “zero-rating”, l’ANRT crée un marché concurrentiel pour les fournisseurs d’accès, mais un marché profondément déloyal pour les créateurs de services et de contenus qui utilisent cet accès.

Il est temps d’agir : pour un internet marocain ouvert et juste

Je ne ressens plus de ressentiment aujourd’hui, mais un sentiment d’urgence. L’urgence de démanteler ces murs invisibles pour que la prochaine génération d’ingénieurs et d’entrepreneurs marocains n’ait pas à vivre la même frustration.

La solution n’est pas de priver les consommateurs d’un accès abordable. La solution est de garantir que cet accès soit juste. L’exemple de l’Inde est inspirant : en 2016, le régulateur a interdit ces pratiques pour protéger son écosystème de startups, qui est aujourd’hui le troisième plus grand au monde.

Pour le Maroc, une solution “intelligente” serait d’adopter un cadre réglementaire clair pour la neutralité du net qui :

  1. Interdit les offres discriminatoires qui favorisent des applications spécifiques (comme les Pass *6).
  2. Encourage les alternatives non-discriminatoires, comme l’octroi d’un volume de données de base gratuit que l’utilisateur peut dépenser librement, que ce soit sur un projet local, une plateforme d’e-commerce marocaine ou un service international.

C’est un appel à l’action. Un appel à nos régulateurs, à nos opérateurs, et à toute la communauté tech marocaine.

Si vous partagez cette vision d’un Maroc numérique innovant, où chaque entrepreneur a sa chance, je vous invite à agir.

  • Signez la pétition que j’ai lancée pour demander à l’ANRT d’instaurer une véritable neutralité du net :  https://chng.it/gm6R4J9tHR
  • Connectons-nous sur LinkedIn. Je suis heureux d’offrir du mentorat et de discuter avec les jeunes développeurs qui, comme moi il y a dix ans, rêvent de construire l’avenir numérique du Maroc. Ne laissons plus leurs rêves être étouffés.

Le talent est là. L’ambition est là. Il nous faut juste un internet véritablement ouvert.


Références

  1. Morocco World News – ANRT Greenlights Joint Ventures Between Maroc Telecom, Inwi
  2. AInvest – Morocco’s Startup Ecosystem Secures $94.96 Million in 2024 Funding
  3. Walaw – Moroccan Startups Face Uphill Battle: Only Half Survive Beyond 5 Years
  4. Inwi – Recharge Réseaux Sociaux *6
  5. Nchargi.online – Orange Social Media Recharge *6
  6. Nchargi.online – IAM Top-Up – Jawal Pass MT-TALK *6
  7. Maroc Telecom – 2020 Universal Registration Document
  8. Morocco World News – ANRT Mandates Fiber Optic Network Sharing Among Telecom Operators
  9. Derechos Digitales – An evaluation of the Net Neutrality Act in Chile
  10. Market Report Analytics – Morocco Telecom Market Size, Share, and Growth Report
  11. GSMA – Sub-Saharan Africa 2024 Year In Review (PDF)

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